Halles Centrales du Boulingrin, Reims (Maigrot-Freyssinet)

Initiée au lendemain de la guerre de 1914-1918, la construction de nouvelles halles centrales sur l’emplacement du Boulingrin est prévue dans le plan de reconstruction du major B .Ford. Emile Maigrot, architecte, est désigné comme lauréat du concours d’architecture le 4 mai 1923.

La paternité de la prouesse technique revient, quant à elle, à l’ingénieur Eugène Freyssinet, employé de l’entreprise Limousin, pour laquelle il développe des brevets notamment sur les coques minces en béton armé. Les nombreux plans de coffrage, de ferraillage et de détails de mise en oeuvre, ainsi que les notes de calcul conservés aux archives de l’Institut Français d’Architecture (IFA) montrent le très haut degré de technicité développé dans la mise au point de ce projet. Le chantier démarré au début de l’année 1927 s’achèvera pour une ouverture au public en octobre 1929. Les photographies de chantier montrent l’organisation du chantier et l’usage des coffrages filants qui a permis une telle prouesse.

Dès le début de la construction, la halle sera détournée de son objet pour servir de lieu de rassemblement et de réunion. Dès lors « les halles centrales » deviennent le coeur économique et social du quartier du Boulingrin.

Les bombardements de la seconde guerre mondiale n’affecteront pas la structure, mais les vitres d’origine en verre armé seront détruites et remplacées par de nouveaux vitrages. En 1957, alertée par la chute de morceaux de béton et par l’état visuel de la sous-face de la voûte, la ville demandera une expertise à Eugène Freyssinet qui conclura au vieillissement prématuré des bétons du fait de la condensation due à un défaut de ventilation de l’intrados. Un filet de protection est posé en 1959. Soucieuse de l’évolution des désordres apparents, la ville commandera plusieurs études sur la structure qui mettront en évidence le paradoxe en un état de résistance satisfaisant pour une dégradation des bétons importante due au processus de carbonatation.

Le bâtiment sera fermé au public le 29 août 1988.

 

 


 

 

LA RESTAURATION DES HALLES DU BOULINGRIN

(Texte de François Chatillon extrait de "Les Halles du Boulingrin, 1920-2012", éditions Somogy, 2012)

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 En 2008, la visite des halles du Boulingrin aurait rendu perplexe l’amateur le plus enthousiaste de l’architecture du XXème siècle.

A l’extérieur, les voitures garées jusque sous les auvents, au péril de leur carrosserie, en masquaient le contour et les façades. En s’approchant des grilles cadenassées, on pouvait cependant percevoir dans la pénombre, les vestiges, ou plutôt les débris, de ce qui avait été un lieu de vie intense quelques décennies plus tôt. Puis, longeant la rue de Mars en direction du chapiteau abritant le nouveau marché, déplacé au centre du grand parking en bordure du boulevard Lundi, en se retournant, on pouvait découvrir la carapace inerte et grise de cette masse de béton, forme insolite posée là par erreur, à la lisière d’un tissu urbain conventionnel, comme un hangar pour quelque machine gigantesque, train ou aéroplane. Rien, en apparence, qui fasse référence à un marché couvert.

A l’intérieur, le temps nécessaire aux yeux pour se dilater devenait périlleux tant les débris jonchant le sol invitaient à la chute. Au dessus de nos têtes, un filet en acier, éventré, retenant des morceaux de béton, rappelait à ceux qui l’auraient oublié, que le ciel peut nous tomber sur la tête. Dans cette pénombre, une lumière étrange, jaunâtre permettait peu à peu de découvrir l’espace dans sa monumentalité. Fascinant. Quelques minutes encore pour entrevoir l’état apparent du béton. Moins fascinant…

Ambiance très particulière. Séduisante pour le photographe, inquiétante pour l’architecte. A cet instant, on pensait aux récits des pionniers, Mérimée et ses successeurs découvrant ces cathédrales, ces abbatiales, abandonnées, suintantes, noircies, aux vitraux cassés, …

D’autres avant nous avaient compris, malgré les dégradations, l’intérêt de ce bâtiment. La valeur documentaire d’une prouesse technique d’un des plus grands ingénieurs du XXème siècle est évidente, elle n’est pas la seule. La valeur architecturale de cet espace monolithe et monochrome, ponctué par des touches délicates de la mode art déco, contemporaine de sa construction, impose une formidable puissance plastique. Enfin, la vie sociale de tout un quartier s’est imprimée, au sens propre, par les placards publicitaires des commerçants sur la peau du bâtiment et lui confère une valeur sociale d’usage tout aussi déterminante.

Dans ces conditions, malgré les réticences locales, le caractère exceptionnel de ce bâtiment fut reconnu par le classement au titre des monuments historiques, au Conseil d’Etat en 1990. Dés lors, la question de sa conservation était posée. Elle passait par des travaux de restauration importants et coûteux et posait inévitablement la question du programme. Restaurer pour quoi faire ?

 Comprendre

La pensée technique communément admise  voudrait que l’on traite d’un projet de restauration de monument historique comme de n’importe quel autre projet d’architecture. Il y aurait un programme, défini par des besoins, qu’il faudrait faire rentrer dans un volume préexistant, assorti de contraintes spécifiques dites « contraintes patrimoniales » auxquelles s’ajouterait une évidente « mise aux normes ».

Mais les monuments dont nous héritons, à travers les siècles ou à travers les décennies, refusent obstinément de rentrer dans ce schéma, leur âge les rendant moins souples pour se plier aux exigences et aux normes d’un monde qui n’est pas celui qui les a vu naître. Pour autant, ils aspirent à reprendre du service et exister à nouveau. Il faut d’abord les comprendre pour imaginer un programme compatible avec leur « arthrose architecturale ».

Il y a donc, pour les monuments historiques, un exercice imposé, passionnant pour tous ceux qui y participent : l’étude préalable. Voyons cela comme une enquête. On cherche des archives (plans, devis, …), on interroge les témoins (photos, dessins, …), on ausculte le bâtiment (relevés, sondages, scanner, …). Cette phase intéresse de nombreuses compétences. Son objectif est simple : après avoir conduit un travail d’analyse le plus exhaustif possible, on donne des valeurs aux éléments d’architecture. Ces valeurs permettent de définir les interventions architecturales nécessaires à la conservation et à la réutilisation du monument et de bâtir un programme compatible avec sa réutilisation.

Une première étude, commandée à l’architecte en chef des monuments historiques Pierre-Antoine Gatier et limitée à la voûte, avait permis de montrer la qualité et l’ingéniosité du système constructif mis au point par l’ingénieur Freyssinet et la faisabilité de sa restauration.

Sur cette base, un programme de réutilisation partielle dans le cadre du nouveau musée des Beaux-Arts a été étudié entre 2004 et 2006.

Une nouvelle étude, axée sur l’ensemble du monument et sa réutilisation, a été commandée à François Chatillon le 16 novembre 2006 par la Direction Régionales des Affaires Culturelles Champagne-Ardenne après qu’une orientation programmatique claire a pu être définie conjointement entre l’Etat et la ville de Reims.

Il ne s’agissait pas de refaire l’étude initiale mais de la compléter en fonction de l’évolution des techniques de réparation des bétons et d’évaluer la faisabilité d’une réutilisation en marché couvert répondant aux diverses exigences d’un monde qui bien différent de celui des années 1930.

Cette étude a permis de comprendre un autre point essentiel. Ce bâtiment que l’on croyait  abandonné, ne l’était qu’en apparence. De nombreux rémois qui avaient connu l’intense vie sociale du marché couvert, « habitaient » encore le lieu. Réunis dans l’association militante et parfois bruyante de « l’Amic’Halles », leur enthousiasme garantissait la réussite de l’opération dans sa dimension citoyenne.

Les recherches d’archives, notamment le fond Emile Maigrot disponible à l’Institut Français d’Architecture, ont permis de connaître avec précision de nombreux détails et de mettre en évidence l’intérêt de l’apport de cet architecte et du style « Art Déco », souvent passé au second plan par rapport à l’exploit technique de Freyssinet.

 La question de la conservation des étals fixes en brique émaillée et carreaux cassés, des quatre fontaines et de l’horloge, est alors apparue comme un point important du projet. Cette disposition n’allait pas de soi puisqu’elle « restreignait » apparemment l’espace utilisable au sol de la halle.

L’exploitation du fond Henri Deneux, architecte en chef des monuments historiques, nous a livré également un témoignage précieux sur le déroulement du chantier.

Henri Deneux, qui menait la restauration de la cathédrale de Reims et de l’abbatiale Saint-Rémi après leur destruction de la Première Guerre mondiale, et y mettait au point une formidable charpente d’assemblage de petits éléments en béton armé, fut passionné par l’œuvre de Freyssinet dont il photographia avec talent les phases de construction.

 Ces archives, plans, détails et photographies, comparés à la matérialité de l’édifice, nous ont permis de proposer une lecture cohérente de l’œuvre et de son histoire.

La voûte

Le projet de concours d'Emile Maigrot, comme ceux de la plupart de ses concurrents, envisageait l'emploi du béton armé comme moyen moderne pour générer de grands espaces libres, sans points porteurs. Si le rythme des travées était déjà présent dans l'esquisse, il n'était que la transposition dans un matériau moderne, des grandes structures métalliques mises au point au XIXème siècle.

La véritable innovation dans l'emploi de ce nouveau matériau est due à l'entreprise Limousin et à son ingénieur Eugène Freyssinet. Il ne s'agit pas réellement d'une première puisque Freyssinet s'était déjà fait un nom avec ce procédé de voûte mince en réalisant les hangars de dirigeables d'Orly en 1921 et 1923. En proposant cette voûte mince, Freyssinet inscrivait son innovation technique dans une continuité historique de l'histoire des formes. L'emploi conjoint de la voûte, des travées et de la lumière naturelle pour abriter une foule, est né dans l'empire romain avec la basilique. Chacun sait que cette forme est devenue l'archétype des édifices de culte et il n'est donc pas incohérent de comparer les halles à une cathédrale et d'utiliser le vocabulaire de l'architecture religieuse médiévale pour la décrire.

L'espace intérieur s’articule donc autour d’un large vaisseau central couvert d'un berceau continu maintenu par des arcs doubleaux extradossés qui laissent le parement intérieur parfaitement lisse et interrompu par deux verrières zénithales dans le plan de la voûte. Des bas-côtés à tribune, couverts de voûtains perpendiculaires, en pénétration dans le vaisseau central, servent de contrebutements transversaux. Au sous-sol, des poutres tirants maintenues par des rangées de piliers, associées aux masses de terre extérieures qui entourent le bâtiment, reprennent les efforts de poussée en pied de la voûte de façon à la fois dynamique et statique. Les efforts sont conduits au sol par des piles-voiles en prolongement des doubleaux et en continuité des parements intérieurs. Les tympans des voûtains, entièrement vitrés, assurent la pénétration de la lumière transversale. Les deux extrémités de la nef diffèrent mais offrent chacune un tympan vitré qui apporte l'essentiel de la lumière intérieure.

Freyssinet ne se satisfait pas d'une simple transposition du principe multiséculaire de la voûte et de ses contrebutements. Contrairement aux constructions médiévales dans lesquelles la plasticité du mortier autorise le jeu entre les pierres rigides, le béton armé monolithe est trop rigide pour supporter les mouvements auxquels les constructions sont soumises. Il imagine donc plusieurs procédés destinés à compenser cette rigidité. Dans le plan transversal, les pieds de poteaux sont articulés au niveau du plancher de la coursive pour encaisser une partie des efforts de poussée et de dilatation. Dans le plan longitudinal, l'édifice est coupé en trois parties de trois travées chacune. Des joints de dilatation disposés à l'appui des verrières zénithales sont mis en oeuvre de façon particulièrement astucieuse pour ne pas être perceptibles et assurer une parfaite étanchéité.

Les verrières

Alors que la technique des verrières en métal, qu'elles soient verticales ou inclinées, est d'un emploi courant en 1930, le choix des constructeurs, Freyssinet sans doute, est de les réaliser dans le même matériau que la structure. S'agit-il d'un choix technique reposant sur  l'idée que l'unité du matériau serait un gage pour la cohérence de l'ensemble dans le temps, d'un choix esthétique ou encore d'un choix économique dans l'intérêt de l'entreprise Limousin? Nous l'ignorons. L'un a peut -être servi de prétexte à l'autre. Quoi qu'il en soit, le résultat est saisissant d'unité et d'apparente simplicité.

Les verrières verticales

Une ossature primaire, constituée de poteaux verticaux et de traverses horizontales, reçoit des éléments de claustras préfabriqués en béton armé d'une extrême finesse. Ces éléments sont clavetés sur l'ossature primaire et entre eux par un coulis de mortier. Les verres armés à maille de 1 pouce et teintés en jaune, posés en feuillure dans ces châssis, sont retenus par des agrafes en acier prises dans les claustras et recourbées en pince sur les bords des verres. Un cordon de mastic assure l'étanchéité depuis l'extérieur.

Les verrières inclinées.

Le principe de claustras préfabriqués est étendu aux verrières inclinées et aux verrières courbes. La difficulté est plus grande. D'une part il faut assurer l'étanchéité par un recouvrement en tuilage des claustras les uns sur les autres, et d'autre part la structure primaire est coulée en même temps que le clavetage. Il a donc fallu disposer tous les claustras sur un fond de coffrage incliné ou courbe et couler l'ensemble en une fois.

Le style « art-déco » :

L'ingéniosité de la voûte n'est pas le seul élément remarquable de l'édifice et il serait injuste de ne pas souligner l'apport de l'architecte Emile Maigrot qui a su accompagner l'acte de bravoure de la voûte par une écriture architecturale tout en finesse. Le choix d'une teinte unique de badigeon blanc cassé, qui met en valeur l'espace et la lumière jaune, est accompagné de rehauts verts mettant en exergue les points forts de la composition. L'utilisation de panneaux de béton teinté aux sels de cuivre (LAP) en soubassement des façades extérieures, ancre le bâtiment sur le sol en pavé. Ce même matériau en tympan au-dessus des portes latérales, reçoit la gravure des noms de chacune des entrées.

Cette même couleur verte, est utilisée sur les menuiseries métalliques et sur les grilles qui ferment le pourtour du bâtiment au rez-de-chaussée. L'emploi de ces deux teintes, accompagné d'une modénature très discrète de bandeaux et d'appuis saillants au droit des pavillons d'angle, donne une puissance plastique à l'ensemble, que les rémois redécouvrent aujourd'hui.

A l'intérieur, l'unité de l'espace et la force de la lumière pourraient faire penser qu'il n'y a rien d'autre qu'une paroi lisse et des verrières jaunes. Emile Maigrot n'en reste pas là et choisit de donner un traitement particulièrement soigné à la zone des étals fixes. La composition des étals, à double axe de symétrie centrée sur une horloge monumentale et ponctuée aux angles par quatre fontaines, est réalisée en briques émaillées blanches, ponctuées de liserés verts et de numéros d'emplacement rouges. Ce choix d'un matériau lisse et réfléchissant est sans doute d'abord déterminé par l'hygiène, mais sa brillance  qui réfléchit l'intense lumière jaune, contribue à donner une ambiance "féérique" à cette partie de la halle.

Les pavillons reçoivent des décors plus convenus pour l'époque. Les briques émaillées et les faïences côtoient des corniches en staff, des sols en granito et de belles cheminées en céramique. Enfin, bien qu'il ne s'agisse pas d'éléments architecturaux imaginés par les concepteurs du projet, les publicités apposées au fil du temps sur les garde-corps des coursives, sont apparues comme intimement liées à l'histoire du lieu et, à ce titre, ont été conservées.

Définir un concept

En langage architectural, on parle d’un "parti"  pour nommer le concept qui guide le projet et l’action. Lorsqu’il s’agit d’un monument historique, reconnu comme un héritage commun, la finalité de l’action de l’architecte est la conservation. Ce qui paraît évident à l’énoncé, est dans les faits d’une grande complexité et pose d’emblée de nombreuses questions.

Un projet d’architecture est une œuvre de l’esprit exprimée dans la matière. Pour conserver l’esprit, il faut à priori conserver la matière. Mais la matière se modifie avec le temps jusqu’à ne plus remplir son rôle. Il convient alors de la conforter, de la restaurer, de la remplacer ou de lui substituer une autre matière. Cette difficulté nécessite des arbitrages techniques, esthétiques, parfois financiers mais, en règle générale, il existe toujours une solution appropriée et tel est le rôle du projet de restauration.

Là n’est pas la seule difficulté. Beaucoup plus complexe et conflictuelle est la question de la « remise au présent » ou plus simplement de la réutilisation. Tous les monuments ne posent pas ce problème. Personne ne demandera à quoi doit servir la Porte de Mars en 2012, sa fonction mémorielle suffit. Par contre, personne n’accepterait de restaurer la halle sans lui affecter une fonction sociale d’usage.

Le projet de restauration de la halle doit donc répondre à cette double demande mémorielle et d’usage. Il a donc fallu arbitrer à chaque étape entre conserver, restaurer, restituer, adapter et mettre en valeur. Les paragraphes qui suivent permettront d’expliquer les grandes options retenues en concertation avec les services de l’Etat (conservation des monuments historiques, inspection), de la ville et les utilisateurs.

Conserver

La première préoccupation a porté sur les bétons. Pouvait-on les conserver ? Devait-on les restaurer ?

Les nombreuses études commandées par les services de l’Etat avaient montré que la solidité de l’ouvrage n’était pas atteinte, bien que les bétons aient été assez dégradés. Nous étions devant un problème dit de « carbonatation » qu’il était possible de traiter. L’aide de spécialistes, à savoir le Laboratoire de Recherche des Monuments Historiques (LRMH) en la personne de Elisabeth Marie-Victoire et d’un consultant extérieur, Richard Palmer, était alors requise.

La carbonatation des bétons est un phénomène complexe qui peut s’expliquer simplement. Le béton armé est un matériau hétérogène formé de béton (ciment + agrégats + eau) qui enrobe des barres en acier de diverses sections. En principe, les aciers sont protégés de la rouille par le béton, mais lorsque l’humidité pénètre dans les bétons du fait de sa porosité, les aciers perdent leur protection, rouillent, grossissent et font éclater les bétons, qui de fait, se retrouvent encore plus exposés à l’humidité.

La question, aux Halles du Boulingrin, était donc de réaliser une étanchéité de la voûte et de protéger les aciers afin d’éviter leur expansion par la rouille. Plusieurs procédés peuvent être utilisés, mais chaque béton étant différent, certains procédés sont à exclure et d'autres préférables.

Le choix définitif a demandé de nombreuses analyses et de nombreux essais grandeur nature. Après un appel d’offre aux entreprises d’une forme inhabituelle, puisque chacune d'elles devait réaliser la restauration d’un voûtain à titre d’échantillon, c’est l’entreprise Lefèvre qui a été désignée. Durant les premiers mois de chantier, des essais complémentaires ont été réalisés pour affiner les modalités de mise en oeuvre. La réalisation de l’étanchéité supérieure et la restauration des bétons des voûtes, étaient de la responsabilité de la même entreprise pour une question de cohérence du résultat attendu. Sans aller dans le détail, on peut décrire le procédé retenu pour la restauration des voûtes et des voûtains.

Après la réalisation d’un échafaudage-étais intérieur et extérieur par la société Antoine Echafaudages, le premier travail fut la restauration de la voûte par le dessus (extrados). Après une démolition « douce » des parties d’enduit ciment et leur remplacement par des mortiers adaptés, une étanchéité liquide a été réalisée. Cette étanchéité a reçu en dernière couche un sable gris pour obtenir un aspect proche d’un enduit ciment.

A l’intérieur de la voûte (intrados), les parties dégradées ont été enlevées par hydrosablage jusqu’à la mise à nu des aciers. Un lavage à l’eau chaude a permis de faire ressortir les sels emprisonnés dans le béton. Après brossage de ces sels, une solution d’inhibiteur de corrosion au monofluorophosphate de sodium (MFP) a été passée sur l’ensemble de l’intrados pour pénétrer les bétons par capillarité et enrober les aciers d’une fine couche protectrice. Enfin, les parties manquantes ont été restituées avec un mortier adapté dans lequel les traces de coffrage ont été imprimées dans la continuité des parements contigus. De façon exceptionnelle, certaines parties trop dégradées ont été entièrement démolies et remplacées par des bétons neufs.

Restaurer

De nombreux ouvrages ont demandé une dépose complète pour restauration en atelier, avant repose sur le chantier. Les grilles de clôture, ainsi que de nombreux éléments de serrurerie comme les châssis en profilés acier, les accessoires des étals, les chasse-roues ou encore les garde-corps de la galerie, ont été restaurés avec le plus grand soin par l’entreprise Mazingue et remis en couleur dans la teinte verte initiale.

Dans le même esprit, l’entreprise de carrelage Marzin Pro a réalisé un travail de détail en déposant tous les carreaux de grés cérame du sol, les paillasses en carreaux cassés, les cloisons en briques émaillées et les carreaux de faïence émaillée. Tous ces éléments ont été nettoyés, stockés, restaurés et remis en place. Les matériaux réemployés n’étant pas suffisants, il a fallu faire contretyper des carreaux et des briques par des artisans spécialisés. Les Céramiques du Beaujolais ont réalisé plus de 107 500 pièces selon 60 modèles différents, nécessitant chacun un moule sur mesure !

Restituer

Certains ouvrages, trop fortement altérés, ne pouvaient être ni conservés, ni restaurés. Le choix d’une restitution s’est donc imposé. Toutefois, une restitution strictement à l’identique, aurait inévitablement conduit aux mêmes conséquences, c’est à dire une rapide dégradation. Il s’agit en particulier des éléments des verrières courbes, inclinées et verticales, dont la finesse imposait une épaisseur d’enrobage des aciers incompatible avec une bonne tenue dans le temps.

Il paraissait impossible d’augmenter les sections des montants et des traverses sans nuire gravement à la perception de légèreté de l’ensemble. Une étude sur l’emploi de béton de fibre à haute performance (BFUP) a été nécessaire. Les entreprises MGB et  Partner Engineering, attributaires de ce lot, ont complété les premiers éléments fournis par la maîtrise d’œuvre et déposé une Appréciation Technique d’Expérimentation (ATEx) pour la réalisation de ces ouvrages particulièrement complexes.

Le principe initial de la préfabrication de grilles en béton a donc été repris avec des matériaux contemporains de haute technologie pour permettre de conserver, non la matière, mais l’esprit des verrières initiales. La restitution des verres armés jaunes a été une nouvelle difficulté. Ce type de fabrication étant arrêté, il a fallu faire réaliser des coulées spéciales en Pologne pour fournir le chantier.

La même question s’est posée pour divers éléments en béton comme les éléments de façade, soubassements et dessus de porte en béton vert (LAP). Le recours au béton fibré teinté en Composite Ciment Verre (CCV) réalisé par l’entreprise Partner Engineering a permis de restituer l’aspect initial de la façade avec un matériau mince, sans armature, donc sans risque de corrosion.

Adapter

Même si, au final, le programme initial de marché couvert est resté inchangé, les exigences du XXIème siècle diffèrent de celle de 1930. Les besoins actuels des marchands forains, les exigences en matière d’hygiène et les questions de sécurité incendie et d’accès aux personnes handicapées, et demandaient une étude fine pour adapter le monument, sans lui nuire.

Fonctionnement du marché

Outre le marché hebdomadaire, le projet prévoit la possibilité d’utilisation du lieu pour d’autres types de manifestations, sportives ou culturelles. A cet effet, de nombreux équipements techniques sont prévus en sous-sol et en sous-face de la galerie.

Les fonctions nécessaires à l’exploitation de l’équipement (logement de gardien, poste de sécurité, local poubelle, sanitaires, etc…) sont localisées dans les pavillons d’angle, restructurés intérieurement à cet effet. Les locaux communs des commerçants, accueil et placier, sont placés sur la rue de Mars à l’emplacement de l’ancienne poste. Ces modifications n’affectent pas les façades dont les percements initiaux sont restitués.

De nouveaux étals fixes, dont la réalisation a été confiée à l’entreprise SLAM Métallerie, ont été conçus comme des adjonctions au rez-de-chaussée en périphérie de la galerie. Leur architecture contemporaine, sans équivoque avec les éléments de 1930, en reprend néanmoins certains éléments et la gamme de couleurs pour constituer un ensemble homogène.

Création de nouveaux espaces

De même, à la demande de la Ville de Reims, les espaces sous les auvents donnant sur la rue du Temple ont été adjoints aux espaces des anciennes boutiques pour permettre la création de deux grands commerces en façade, sur la nouvelle rue piétonne. Le choix de recourir à un mur de verre agrafé, le plus simple possible, s’inscrit dans la volonté de marquer clairement la limite entre la restauration et la création. Le traitement intérieur des boutiques est en partie imposé avec les matériaux initiaux : sols granito, plafonds en staff.

Confortement des structures

La minceur de la voûte ne constitue pas une fragilité. Au contraire, les études de stabilité ont montré qu’en dehors de la réparation des bétons dégradés, il ne fallait pas envisager de confortement, toute intervention dans ce sens aurait risqué de rompre l’équilibre structurel. Il n’en va pas de même pour les planchers du rez-de-chaussée et de la galerie, qui ont nécessité une reprise intégrale en sous-œuvre pour permettre de recevoir du public et des manifestations. L’entreprise Cari Thouraud, en charge du lot gros-œuvre, a mené à bien tous les ouvrages de reprise et de confortement.

Sécurité incendie

En matière de sécurité incendie, aucune norme actuelle ne pouvant être appliquée telle qu’elle aux monuments historiques, le ministère de la culture s’adjoint les compétences de professionnels expérimentés issus du corps des sapeurs-pompiers, pour faire face à ce genre de problématique. Le commandant Jean-Paul Speiss, commandant pompier auprès de la Direction Générale des Patrimoines (ex-DAPA), alors en charge de cette question, s’est déplacé plusieurs fois sur le site pour étudier les modalités de protection du public et du monument à mettre en œuvre. Son expertise fut essentielle à la restauration et à la réutilisation de la halle. Les interventions ont pu être limitées à des ouvrages pour la plupart sans impact fort sur l’édifice. Seuls l’encloisonnement des escaliers des pavillons, la création d’un escalier supplémentaire dans l’axe de la galerie et l’implantation de tourelles de désenfumage au faîtage de la voûte, sont perceptibles.

Accessibilité des personnes handicapées

De nombreux obstacles rendaient impraticable la halle aux personnes handicapées. L’ampleur des travaux de restauration envisagés permettait d’intégrer tous les aménagements nécessaires sans impacter trop fortement le monument. L’ouvrage le plus visible est la création de la rampe qui relie l’espace central à l’espace surélevé de un mètre du « gros ». Cette rampe permet également un accès plus aisé aux usagers du marché utilisant chariots ou poussettes. Un ascenseur situé dans un pavillon permet par ailleurs l’accès à la galerie.

Intégration de la technique

L’intégration des éléments techniques tels que ventilation, désenfumage, électricité, informatique, sécurité, éclairage de secours, éclairage architectural, constitue une autre difficulté dans ce lieu qui ne comportait qu’une installation électrique, on s’en doute, hors d’usage.

Si les sous-sols ont permis d’implanter aisément les équipements volumineux, l’intégration des kilomètres de réseaux de toutes sortes qui irriguent le bâtiment n’était pas acquise. Un plafond perforé en Composite Ciment Verre (CCV) a été réalisé par l’entreprise Partner Engineering. Il permet de dissimuler les réseaux et apporte un peu de confort acoustique dans cet ensemble très réverbérant. Les entreprises Axima Seitha, Blanchard Électricité et Royant Électricité ont été en charge de cette partie, d’autant plus réussie qu’elle reste cachée !

Mettre en valeur

La force architecturale de la halle se suffit à elle-même. Elle ne nécessite pas réellement d’ajout destiné à la mettre en valeur. La lumière y tient le premier rôle, mais ce qui est vrai le jour l’est moins la nuit. La réflexion s’est donc portée sur l’éclairage architectural. Avec Thierry Dardelin de l’agence Scénergie, nous avons opté pour un concept simple. Si le jour la halle reçoit sa lumière de l’extérieur, la nuit elle rayonne sur son environnement à travers ses grandes verrières. Il n’y a donc pas d’éclairage du bâtiment depuis l’extérieur sauf quelques projecteurs destinés à souligner les arcs de l’extrados en perception lointaine.

 

Le chantier de restauration

 Un projet de cette envergure est une aventure collective qui monopolise beaucoup de temps, de compétences et de volontés. Sans parler des années écoulées depuis le classement du monument ni des premières études, il aura fallut six ans depuis la décision de réinstaller le marché couvert dans les halles, jusqu'à son ouverture.

Trois directeurs régionaux des affaires culturelles (MM. Georges Poull, Marc Nouschi et Jean-Paul Ollivier), deux maires de Reims (M. Jean-Louis Schneiter et Mme Adeline Hazan), deux conservateurs régionaux des monuments historiques (MM. Frédéric Murienne et Jonathan Truillet) ont porté ce projet en qualité de maîtres d'ouvrage. Trois inspecteurs des monuments historiques ont apporté leur expérience (MM. Etienne Poncelet et Marc Botlan, et Mme Caroline Piel). Elisabeth Marie Victoire, spécialiste des pathologies du béton armé, a encadré les modalités de réparation du béton pour le Laboratoire de Recherche des Monuments Historiques. Le commandant Spiess, détaché auprès du ministère de la Culture, a assuré la liaison avec les services régionaux d'incendie et de secours.

Ludivine Esposito et Franck Bertrand, sous la direction de Claude Hattez, ont suivi ce chantier au quotidien pour la ville Reims. Guy Fievet, ingénieur du Patrimoine (DRAC Champagne-Ardenne) a assuré la liaison avec les services de l'Etat.

L'équipe de maîtrise d'oeuvre dirigée par François Chatillon a regroupé les compétences des bureaux d'étude Brizot Masse (Marie Pierre Brizot), SETAC (Jean-Claude Camus), Scénergie (Thierry Dardelin), Qualiconsult SSI (Ludovic Hélias) et Palmer Consulting (Richard Palmer)

Léopold Abécassis, vérificateur des monuments historiques, a assuré la maîtrise économique de l'opération.

Le contrôle technique a été assuré par la société Qualiconsult, M. Petit.

La protection des travailleurs par M. Gobance, de la société Veritas CEP Reims.

 Le chantier a réuni 19 lots (1) pendant deux ans et demi et a occupé en moyenne 60 ouvriers par jours. Alexandre Murienne a dirigé le chantier en qualité de collaborateur de l'ACMH. L'ordonnancement et le pilotage, quant à lui, a été confié à Thierry Lapointe du bureau TCA.

Les difficultés n'ont pas manqué, les satisfactions non plus.

Si l'architecture est une oeuvre de l'esprit qui s'exprime dans la matière, il faut des têtes et des mains pour passer du concept à sa matérialisation. Le temps du chantier est un temps particulier et riche, où rien n'est possible sans la volonté de l'autre. Le chantier du Boulingrin a été un moment de grande intensité. Aucun ouvrage n'a été simple et la compétence de chacun a été nécessaire à tout instant. Chacun des participants à cette entreprise peut être fier de son ouvrage.

Il appartient désormais aux Rémois de le faire revivre.

1 – Démolition-désamiantage (Genidem), échafaudages (Antoine Echafaudages), maçonnerie (Cari Thouraud), restauration des bétons (Lefèvre rénovation), peinture de la Halle (Sionneau), restauration des verrières (MGB), étanchéité bicouche (Société Champenoise d’Etanchéité), menuiserie bois parquet (Cari Thouraud), serrurerie neuve-menuiserie métallique (Slam), ferronnerie d’art (Mazingue), chapes et sols résine (Process Sol), carrelages et restauration des étals historiques (Marzin), plâtrerie-faux-plafonds (Partner Engeneering), ascenseurs (Koné), monte-handicapés (3 AE), chauffage-plomberie-ventilation (Axima), électricité-Courants forts/courants faibles (Blanchard Eléctricité), laboratoire (Eurofins Lem)


QUELLE PLACE OCCUPENT LES HALLES CENTRALES DE REIMS DANS L'HISTOIRE DE L'ARCHITECTURE ? 

(Texte de François Chatillon extrait de "Les Halles du Boulingrin, 1920-2012", éditions Somogy, 2012)

L’histoire de l’architecture comme l’histoire de l’art, dont elle se veut une branche, se doit de restituer les œuvres dans une époque et dans un courant. Pour l’époque, la question est simple : Les canons de la guerre de 1914 ont malheureusement réalisé le fantasme du mouvement moderne de la « tabula rasa » à partir de laquelle un nouvel urbanisme devient possible. De fait, la halle est une œuvre « a novo » entièrement réalisée entre 1927 et 1929. Cette période très particulière, portée par l’enthousiasme de la reconstruction permettait toutes les audaces, toutes les innovations. Pourtant, à Reims, le parti de reconstruction sera « raisonnable », pas de manifeste de l’architecture moderne, mais une architecture à la mode. L’art-déco y écrira une très belle page encore méconnue. La construction de la Halle aurait dû suivre le chemin « honnête » tracé par son architecte Emile Maigrot, si le hasard des adjudications n’avait propulsé la personnalité « hors normes » d’Eugène Freyssinet dans le rôle de l’acteur principal.

Pour l’appartenance à un courant, la question est plus complexe. Le réflexe de classer les Halles dans le « mouvement moderne » se heurte à plusieurs questions. L’œuvre que nous admirons est plus celle de l’ingénieur Eugène Freyssinet que celle de l’architecte Emile Maigrot. Freyssinet ingénieur n’a jamais revendiqué d’appartenance à une quelconque théorie architecturale. Son problème n’est ni de suivre ni de rompre avec les canons du classicisme et de l’Académie. Son problème est celui de l’ingénieur, c’est à dire de l’économie de la matière. Il rejoint en cela les plus grands monuments de l’architecture dont beaucoup ne sont pas l’œuvre d’un architecte, mais la production d’époques et de civilisations en recherche de dispositifs techniques performants.

En voyant les halles de Reims, on pense plus à l’architecture romaine qu’à la villa Savoye quasiment contemporaine. Quelle est donc la nouveauté ? Je serai tenté de dire aucune en particulier.

La conception de la voûte et l'utilisation du béton armé.

 L'emploi conjoint de la voûte, des travées et de la lumière naturelle pour abriter une foule, est né dans l'empire romain avec la basilique. Chacun sait que cette forme est devenue l'archétype des édifices de culte et il n'est donc pas incohérent de comparer les halles à une cathédrale et d'utiliser le vocabulaire de l'architecture religieuse médiévale pour la décrire. L'espace intérieur s’articule donc autour d’un large vaisseau central couvert d'un berceau continu maintenu par des arcs doubleaux extradossés qui laissent le parement intérieur parfaitement lisse et interrompu par deux verrières zénithales dans le plan de la voûte. Des bas-côtés à tribune, couverts de voûtains perpendiculaires, en pénétration dans le vaisseau central, servent de contrebutements transversaux. Au sous-sol, des poutres tirants maintenues par des rangées de piliers, associées aux masses de terre extérieures qui entourent le bâtiment, reprennent les efforts de poussée en pied de la voûte de façon à la fois dynamique et statique. Les efforts sont conduits au sol par des piles-voiles en prolongement des doubleaux et en continuité des parements intérieurs. Les tympans des voûtains, entièrement vitrés, assurent la pénétration de la lumière transversale.Les deux extrémités de la nef diffèrent mais offrent chacune un tympan vitré qui apporte l'essentiel de la lumière intérieure.

La comparaison avec l'architecture religieuse s'arrête là car Freyssinet ne se satisfait pas d'une simple transposition du principe multiséculaire de la voûte et de ses contrebutements. Contrairement aux constructions médiévales dans lesquelles la plasticité du mortier autorise le jeu entre les pierres, le béton armé monolithe est trop rigide pour supporter les mouvements auxquels les constructions sont soumises. Il imagine donc plusieurs procédés destinés à compenser ce phénomène. Dans le plan transversal, les pieds de poteaux sont articulés au niveau du plancher de la coursive pour encaisser une partie des efforts de poussée et de dilatation. Dans le plan longitudinal, l'édifice est coupé en trois parties de trois travées chacune. Des joints de dilatation disposés à l'appui des verrières zénithales sont mis en oeuvre de façon particulièrement astucieuse pour ne pas être perceptibles et assurer une parfaite étanchéité.

Le projet de concours d'Emile Maigrot, comme ceux de la plupart de ses concurrents, envisageait l'emploi du béton armé comme moyen moderne pour générer de grands espaces libres, sans points porteurs. Si le rythme des travées était déjà présent dans l'esquisse, il n'était que la transposition dans un matériau moderne, des grandes structures métalliques mises au point au XIXème siècle. La véritable innovation dans l'emploi de ce nouveau matériau est due à l'entreprise Limousin et à son ingénieur Eugène Freyssinet. Il ne s'agit pas réellement d'une première puisque Freyssinet s'était déjà fait un nom avec ce procédé de voûte mince en réalisant les hangars de dirigeables d'Orly en 1921 et 1923.

Freyssinet n’a pas inventé le béton armé, l’horticulteur Monier et Coignet ont commencé à l’utiliser dès les années 1850, Hennebique a coulé le premier plancher en béton armé en 1888 et dès 1906 le ministère des travaux publics a établi une directive qui le consacre comme matériau courant de construction. Freyssinet n’a pas inventé non plus la voûte mince. Dès les années 1754, le Comte d’Espie, connaisseur des voûtes mise en œuvre en Catalogne, publie: « Manière de rendre toutes sortes d'édifices incombustibles ou Traité sur la construction des voûtes, faites avec des briques & du plâtre, dites voûtes plates & d'un toit de brique, sans charpente, appelé comble briqueté ». Jacques François Blondel reprendra ces techniques dans ces « Cours d’architecture civile (1771-1777).  Il s’agit de réaliser des voûtes minces constituées de deux couches de briques posées à plat hourdées au plâtre. L’architecte de Voltaire, Léonard Râcle tentera de réaliser à la halle aux grains (un marché couvert en quelque sorte) une voûte plate de 30 pieds de large en 1780 ! La voûte s’effondrera pendant la construction. De nombreuses voûtes de cette sorte subsistent dans les églises construites au XIXème siècle.

Freyssinet n’a pas inventé non plus la voûte mince en béton armé. Anatole de Beaudot, porté par les théories rationalistes de son maître Viollet-le-Duc a déjà couvert la nef de Saint Jean de Montmartre d’une voûte mince en ciment armé entre 1894 et 1904. Auguste Perret en 1923, livre l’église de Notre-Dame (le Raincy), ouvrage total en béton armé couvert d’une voûte mince contrebutée par des voûtains perpendiculaires ! Freyssinet lui-même, en réalisant les hangars d’Orly entre 1916 et 1924 pour les dirigeables a conçu une œuvre aux dimensions (300m de long sur 62,5m de haut) bien supérieures aux halles du Boulingrin.

L’œuvre de Freyssinet, n’est donc pas en rupture avec celles des ingénieurs et des architectes du XIXème siècle.  Elle découle de la modernité inaugurée à l’exposition de 1889, de celle du fer puis de l’acier, de la tour Eiffel et de la galerie des Machines de Dutert et Contamin. La prouesse des couvertures d’espaces vastes sans porteurs intermédiaires est transposée dans un matériau plus moderne : le béton armé.

Mais contrairement à Luigi Nervi qui mettra en évidence les lignes de tension des structures en béton armé comme on peut les percevoir dans les structures en métal ou en bois, Freyssinet fait le choix du monolithe articulé. De l’intérieur, aucune ligne de tension, aucune poutre, aucun arc n’affirme la structure. L’espace est libre, unifié. Seul le béton permet cette expression et c’est là, probablement, que réside la nouveauté de l’œuvre de Freyssinet. Aujourd’hui encore, les grands maîtres du béton armé, comme Santiago Calatrava, à l’instar de Luigi Nervi, développent les lignes de tension des structures comme les vertèbres d’un dinosaure. On voit les articulations, les ligaments, les os les tendons. Rares sont les architectes qui utilisent le béton comme l’a fait Freyssinet, son œuvre reste unique.

Les verrières.

Alors que la technique des verrières en métal, qu'elles soient verticales ou inclinées, est d'un emploi courant en 1930, le choix des constructeurs, Freyssinet sans doute, est de les réaliser dans le même matériau que la structure. S'agit-il d'un choix technique reposant sur  l'idée que l'unité du matériau serait un gage pour la cohérence de l'ensemble dans le temps, d'un choix esthétique ou encore d'un choix économique dans l'intérêt de l'entreprise Limousin? Nous l'ignorons. L'un a peut -être servi de prétexte à l'autre. Quoi qu'il en soit, le résultat est saisissant d'unité et d'apparente simplicité.

Les verrières verticales.

Une ossature primaire, constituée de poteaux verticaux et de traverses horizontales, reçoit des éléments de claustras préfabriqués en béton armé d'une extrême finesse. Ces éléments sont clavetés sur l'ossature primaire et entre eux par un coulis de mortier. Les verres armés à maille de 1 pouce et teintés en jaune, posés en feuillure dans ces châssis, sont retenus par des agrafes en acier prises dans les claustras et recourbées en pince sur les bords des verres. Un cordon de mastic assure l'étanchéité depuis l'extérieur.

Les verrières inclinées.

Le principe de claustras préfabriqués est étendu aux verrières inclinées et aux verrières courbes. La difficulté est plus grande. D'une part il faut assurer l'étanchéité par un recouvrement en tuilage des claustras les uns sur les autres, et d'autre part la structure primaire est coulée en même temps que le clavetage. Il a donc fallu disposer tous les claustras sur un fond de coffrage incliné ou courbe et couler l'ensemble en une fois.

Le style « art-déco ».

L'ingéniosité de la voûte n'est pas le seul élément remarquable de l'édifice et il serait injuste de ne pas souligner l'apport de l'architecte Emile Maigrot qui a su accompagner l'acte de bravoure de la voûte par une écriture architecturale tout en finesse. Le choix d'une teinte unique de badigeon blanc cassé, qui met en valeur l'espace et la lumière jaune, est accompagné de rehauts verts mettant en exergue les points forts de la composition. L'utilisation de panneaux de béton teinté aux sels de cuivre (LAP) en soubassement des façades extérieures, ancre le bâtiment sur le sol en pavé. Ce même matériau en tympan au-dessus des portes latérales, reçoit la gravure des noms de chacune des entrées.

Cette même couleur verte, est utilisée sur les menuiseries métalliques et sur les grilles qui ferment le pourtour du bâtiment au rez-de-chaussée.

L'emploi de ces deux teintes, accompagné d'une modénature très discrète de bandeaux et d'appuis saillants au droit des pavillons d'angle, donne une puissance plastique à l'ensemble, que les rémois redécouvrent aujourd'hui.

A l'intérieur, l'unité de l'espace et la force de la lumière pourraient faire penser qu'il n'y a rien d'autre qu'une paroi lisse et des verrières jaunes. Emile Maigrot n'en reste pas là et choisit de donner un traitement particulièrement soigné à la zone des étals fixes. La composition des étals, à double axe de symétrie centrée sur une horloge monumentale et ponctuée aux angles par quatre fontaines, est réalisée en briques émaillées blanches, ponctuées de liserés verts et de numéros d'emplacement rouges. Ce choix d'un matériau lisse et réfléchissant est sans doute d'abord déterminé par l'hygiène, mais sa brillance  qui réfléchit l'intense lumière jaune, contribue à donner une ambiance "féérique" à cette partie de la halle.

Les pavillons reçoivent des décors plus convenus pour l'époque. Les briques émaillées et les faïences côtoient des corniches en staff, des sols en granito et de belles cheminées en céramique. Enfin, bien qu'il ne s'agisse pas d'éléments architecturaux imaginés par les concepteurs du projet, les publicités apposées au fil du temps sur les garde-corps des coursives, sont apparues comme intimement liées à l'histoire du lieu et, à ce titre, ont été conservées dans le projet de restauration.

 Si l’emploi du béton armé ancre les halles du Boulingrin dans le XXème siècle, la pureté des formes géométriques révélées par la lumière, l’économie de la matière, nous renvoient aux sources de la grande architecture, inclassable, intemporelle, universelle.